Les Turkmènes de Taza Khurmatu

sud de Kirkuk, juillet 2015

Sur les photos, les hommes, trop souvent jeunes, prennent des pauses martiales avec en fond la mosquée de l'imam Ali ou Hussein et un portrait de l'Ayatollah Al Sistani. Plantées au milieu de la chaussée, les images des martyrs se succèdent le long de la route menant au village de Taza, auquel on ne peut accéder qu'en passant plusieurs checkpoints tenus par la police iraqienne.
Depuis le début de l'année, le village a enterré environ deux cents martyrs à cause de la guerre, bien que le compte soit difficile à suivre. Des combattants, mais aussi des civils tombés entre les griffes des jihadistes de l'état islamique.
La population turkmène d'Irak compterait entre 1 et 2 millions d'habitants, et se diviserait entre une composante sunnite, estimée à environ 60% des turkmènes, et chiite. Les sunnites seraient probablement en grande partie des descendants des garnisons turques de l'empire ottoman, alors que les chiites auraient fui ce même empire. Les Turkmènes chiites préfèrent eux se considérer comme les descendants des Seldjoukides, tribu turcique qui régna sur l'Iran entre le 11e et le 12e siècle. Tous parlent une langue proche du turc. Aujourd'hui, les Turkmènes d'Irak sont concentrés au Nord, en dessous des zones de peuplement kurde, dans un arc qui irait de Tal Afar, à l'ouest de Mosul, jusque Khanaqin, 200km au Nord Est de Baghdad. Cette situation géographique les place en plein sur les lignes de front de la guerre contre l'état islamique. D'autant plus que les villages situés entre Tal Afar et le sud de Kirkuk sont peuplés majoritairement de Turkmènes chiites, considérés comme des mécréants par les jihadistes de l'organisation dites de l'état islamique. Depuis son offensive dans la région en 2014, ce groupe a perpétré de nombreux massacres sur la population civile, exécutant les habitants par dizaines.
Face à ces exactions, les Turkmènes ont essayé de résister en prenant les armes, formant des groupes disparates et tentant de protéger leur village. Mohammed raconte que lorsque les jihadistes sont arrivés au village de Basher, des hommes ont pris les armes pour tenter de protéger la fuite des habitants. Son père, lui et son frère se sont battus jusqu'à être à court de munitions. Son père les a alors envoyés se cacher dans un égout, alors que lui se sacrifiait. Après trois jours passés dans cet égout, sans boire ni manger, ils ont pu être secourus. Le frère de Mohammed décèdera plus tard dans une opération de déminage. Mohammed, devenu lui aussi combattant, ne peut aujourd'hui plus marcher normalement, handicapé par une balle reçue dans la jambe. Il touche maintenant des aides du gouvernement, en attendant une éventuelle opération chirurgicale.
A l'été 2014, le gouvernement iraquien a créé une structure parapluie pour regrouper toutes les milices paramilitaires combattant l'état islamique, sous le nom d'unités de mobilisation populaire (Hashed el Shaaby). Les Turkmènes chiites ont rejoint cette structure. Abou Saher Bachar, leur commandant, explique que nombre de Turkmènes chiites ont répondu à l'appel à la guerre sainte contre l'état islamique de l'ayatollah Al-Sistani et ont rejoint les rangs de la force armée turkmène, qui compterait aujourd'hui environ 5000 hommes payés, entraînés et équipés par le gouvernement central iraquien, et 12 000 hommes potentiellement mobilisables en cas de besoin.
A Taza Hurmatu, sur la ligne de front quelques kilomètres au sud du village, les Turkmènes combattent à côté des Peshmergas qui ont pris de facto le contrôle de la région autour de Kirkuk, non sans tensions avec le gouvernement central qui voit d'un mauvais œil les Kurdes s'approprier cette région riche en pétrole. A Taza, les Turkmènes restent méfiants quant à la combativité de cette force. Ici comme dans d'autres endroits, reviennent les rumeurs selon lesquelles les peshmergas se replieraient vers les zones kurdes lors des attaques des jihadistes, laissant les autres populations se débrouiller.
Sur la ligne de front, quelques combattants somnolent, écrasés par le soleil. Des drapeaux verts, jaunes, rouges à l'image de l'imam Ali flottent sur les murs de terre. Sur les murs de maisons abandonnées, des inscriptions «labbaik ya Hussein » (nous sommes à tes ordres Hussein). Un Turkmène explique qu'à cet endroit vivaient des sunnites. D'après lui, certains auraient rejoint l'état islamique. Sans qu'il comprenne pourquoi. Désignant les ruines des maisons autour, piégées et explosées par les jihadistes avant qu'ils ne se retirent de la zone, il dit que leurs occupants n'étaient pas pauvres. L'état islamique, avant de se retirer de quelques kilomètres, aurait perpétré au même endroit un massacre de civils et de combattants. Montrant du doigt une tranchée creusée dans la terre, il raconte avoir retrouvé des dizaines de corps allongés dans un bain de sang, décapités. Depuis l'offensive de l'été 2014, on ne compte plus les morts et les disparus.
Pour les combattants, l'objectif est clair : protéger les populations turkmènes contre les jihadistes, et reprendre les villages capturés.
A quelques centaines de mètres des snipers, la vie continue tant bien que mal. De jeunes hommes se baignent dans une rivière boueuse pour vaincre la chaleur. Des bergers conduisent leur troupeau.
Les principales activités économiques du village sont l'agriculture, élevage et culture de dattes, mais aussi le travail des métaux et la ferraille, activité artisanale traditionnelle dans les communautés turkmènes. Dans les rues, de nombreuses peintures des imams Ali et Hussein rappellent la confession majoritaire du village. Elles cohabitent avec le drapeau bleu clair à croissant et étoile blanche des turkmènes, dont une banderole orne le siège du CEPHESI, parti politique turkmène d'Irak. Ce parti tient quelques sièges au parlement irakien. Le responsable de la branche locale, Cuman Hussein, tenue militaire et moustache fière, aime rappeler que la ville de Taza Khurmatu, littéralement la nouvelle Khurmatu, tient son nom du passage de Tamerlan qui l'aurait entièrement détruite après qu'un de ses fils ait été tué par la population, puis reconstruite. Vestige de cette époque, une immense colline surplombant le cimetière porte encore des traces de construction. Cuman rappelle que les Turkmènes ont subi de nombreuses tentatives d'éradication. Si le parti était autorisé sous le régime de Saddam Hussein, ses membres ont toutefois subi la répression du régime. Aujourd'hui, le village subit les conséquences économiques de la guerre, chômage, émigration, que les aides gouvernementales ne parviennent pas à enrayer. Pour lui aussi, l'objectif est clair : donner à la communauté turkmène plus de poids dans le jeu politique actuel, et reprendre le contrôle des villages turkmènes afin de permettre aux réfugiés de revenir chez eux.
A. est responsable de la distribution des aides aux familles de martyrs, et combattant. Pense-t-il à quitter Taza ? « C'est le meilleur endroit au monde, les gens y sont gentils, accueillants et ouverts. Je ne veux pas vivre ailleurs. »