Mr Paul, bouilleur ambulant
février 2018Au bord d'une route départementale qui serpente à la sortie d'un petit village du Lot, le long du Drauzou aux eaux chargées de pluie, un abri bâché s'appuie sur une caravane déglinguée. Un sourd grondement s'en échappe, et de temps à autre, quelques voitures viennent s'y arrêter, déchargeant de lourds tonneaux en plastique. Sous la bâche, un alambic, patiné par le temps exhale des vapeurs d'éther et de prune.
Mr Paul est bouilleur ambulant. Son père avait racheté un alambic d'occasion dans les années 60. A sa mort, il a pris sa succession après l'avoir accompagné pendant près de quinze ans dans les campagnes de distillation. Pour cet ancien éleveur de la région de Figeac, plus qu'une activité, c'est une identité profondément ancrée. "Je continue parce que je suis bouilleur. C'est atavique. On a l'impression que si on ne le fait pas il nous manque quelque chose. On ne s'enrichit pas avec ça, on y est même de notre poche des fois, mais on le fait parce qu'on est bouilleur. Souvent je dis que je vais abandonner parce que j'en ai marre, mais non. Mais un jour ou l'autre j'abandonnerai, parce que les douanes me forceront à abandonner. Le jour où ils nous ennuieront trop... Eux ils disent que c'est pas vrai mais moi je dis y'a trop d'ennuis, y'a trop de papiers, c'est trop compliqué.» Un "ils" qui désigne les technocrates hors-sol, qu'ils soient à Bercy, aux douanes, ou responsables départementaux dans des régions qu'ils ne connaissent pas et où ils ne lient pas d'attaches durables, élaborant des règlements toujours plus compliqués dont la mise en œuvre varie d'un département à l'autre, comme pour les agriculteurs. De fait, les conditions pour bouillir se font de plus en plus restrictives. Pour Mr Paul et ses client.e.s, il s'agit de s'attaquer "aux derniers espaces de liberté" comme le dit l'une d'elle. "Ils veulent qu'on rentre dans les clous, mais ils ne savent pas les planter" ironise le bouilleur.
Deux statuts existent : le bouilleur de cru, qui peut faire distiller les fruits de ses arbres – ou le faire lui même si il possède un alambic - et bénéficie d'un privilège, une exemption de taxe sur 1000 degrés d'alcool, cadeau de Napoléon fait aux grognards de sa grande armée. Mais depuis une loi de 1959, le privilège n'est plus transmissible aux enfants et s'éteint à la mort de son possesseur et de sa conjointe. Le bouilleur ambulant est l'artisan qui s'occupe de la distillation. Son métier consiste à distiller pour obtenir une eau de vie « familiale » à 50°. Il doit se charger de collecter les taxes pour l'état. Mr Paul peste contre les formulaires qu'il doit remplir en cinq exemplaires - six l'an prochain. Les formalités toujours plus complexes, et l'obligation de suivre une formation en alternance et à passer un CAP n'encouragent pas les jeunes à reprendre cette activité. Dans le Lot, la plupart des bouilleurs sont des retraités affirme Mr Paul. « y'a des jeunes qui s'arrêtent, quand je leur explique comment ils font faire ils n'ont plus trop envie ». Dans le département, seul un jeune homme d'une trentaine d'années a repris un alambic.
Avec la disparition de l'activité, c'est non seulement un savoir faire mais aussi un lieu de socialisation qui s'en va. La réglementation de l'activité et l'abolition des privilèges s'est notamment faite au nom de la lutte contre l'alcoolisme. Mais plus sûrement, pour assurer l'exclusivité de la production aux grandes compagnies. Avant, se rappelle Mr Paul, on distillait beaucoup plus. « J'ai toujours vu mon grand-père, mon père le faire » surenchérit un agriculteur de passage. L'alcool de prune était moins cher que le vin, et les gens buvaient sec. «On buvait un coup quand on avait mal aux dents. Certains avaient souvent mal» sourit Mr Paul. Il ajoute : «beaucoup d'anciens sont revenus alcooliques de la guerre de 14. Y'en a pour qui 50° ça valait rien. L'alcool conserve les fruits, mais pas les gens». Les bouilleurs sillonnaient le département, s'installant quelques semaines par-ci, quelques semaines par là. « Avant c'était beaucoup plus convivial, on mangeait à l'alambic. Maintenant les gens ils amènent leurs fruits et puis c'est tout. Y'a des coins où ils restent à l'alambic, mais bon, c'est plus pour le folklore, quand y'a la télévision ou des trucs comme ça. ». Les clients restent bavarder un moment, regardent souvent l'alambic avec curiosité puis s'en vont. Mr Paul leur donne rendez-vous à 18h, la fin de l'heure légale de distillation, pour venir récupérer le précieux liquide stocké qui dans de grosses bonbonnes en verre, qui dans des jerrycans en plastique. Dans le Lot, les douanes autorisent la distillation de 7h à 18h, mais Mr Paul commence vers 12h, il fait trop froid le matin. Mais l'alcool ne peut être remis qu'à partir de 18h, à la fin de la journée, afin de faciliter le contrôle des douanes qui vérifient que tous les litres d'alcool produits ont bien été déclarés. Les « turlututu » comme on les appelle par ici passent régulièrement. Ce sont les douanes également qui donnent leur accord pour l'attribution d'un terrain par une mairie. Le temps de la saison, celui-ci devient public afin de permettre les contrôles des forces de l'ordre. L'étude du dossier de Mr Paul pour son terrain actuel a pris près de deux ans.
Les gens qui viennent sont en partie des habitués, dont le nombre diminue avec l'âge. Les profils sont variés : agriculteurs bien sûr, mais aussi beaucoup de particuliers qui possèdent quelques arbres fruitiers, et même des étrangers avec une résidence secondaire dans le coin. Beaucoup affirment utiliser la goutte pour la cuisine, plutôt que pour boire. Quand la récolte des prunes a été bonne, Mr Paul distille pour cinquante à soixante clients par an. Un nombre bien moindre que dans le passé, et insuffisant pour lui assurer une vraie source de revenus. « Si je voulais vraiment en vivre, il faudrait en faire. J'en connais qui y arrive. Mais ici on ne peut pas vraiment lutter avec l'armagnac. C'est pas du tout pareil. On est petits. » Il gagne à peine 3000/4000€ par an une fois retirés les frais d'assurance, de fioul, les taxes professionnelle et foncière. Pour 1L d'alcool à 50°, Mr Paul touche 4€/L pour distiller. Généralement, les clients obtiennent 15 à 20L d'alcool. Afin de relancer l'activité mourante, les bouilleurs ont obtenu que la loi de finances de 2003 accorde une exemption de 50% de taxes sur les 10 premiers litres d'alcool pur (20L à 50°). Les douanes récoltent 8,7053 € sur ceux-ci. Une précision dans la décimale qui montre l'écart entre une norme fixée artificiellement dans un bureau, et la réalité de l'activité artisanale des bouilleurs de cru. La chaleur des tuyaux de l'alambic, les odeurs dégagées, le bruit de la cuve sont autant de signes non quantifiables qui permettent à Mr Paul de suivre sa distillation, son seul appareil de mesure étant le précieux alcoomètre indiquant le degré d'alcool de la goutte qui s'écoule du serpentin après la troisième repasse de l'alambic. Pour les agriculteurs comme pour les bouilleurs, l'Etat produit des normes visant à encadrer chaque aspect des activités, parfois jusqu'au geste même. La première codification de la fabrication des eaux de vie date de Colbert, dans la continuité de sa volonté de rationaliser toute production. Chaque nouvelle réglementation resserre davantage l'étau. Plusieurs collectifs paysans, de la confédération paysanne au Collectif d'agriculteurs et d'agricultrices contre les normes, dénoncent cette normalisation comme une façon de pousser à l'industrialisation de l'agriculture aux mains de grands groupes, qui pousse nombre de petits exploitant.e.s à la cessation d'activité. Et gare à ceux qui font de la résistance : le 20 mai 2017, Jérôme Laronze, paysan, est abattu par la gendarmerie après avoir fui quelques jours auparavant une -énième visite des services vétérinaires, venus accompagnés des pandores pour recenser ses bêtes en vue d'une saisie.
Chez les bouilleurs ambulants, les normes poussent peu à peu à la fin de l'activité. Mr Paul regrette qu'il n'y ait pas de syndicats déterminés, prêts à mener la lutte contre les politiques de l'Etat. Malgré tout, un syndicat des bouilleurs ambulants existe, qui se bat pour sauvegarder les conditions d'exercice depuis l'abolition des privilèges en 1960. « On se réunit une fois par an. On parle de notre avenir. Mais on rêve. Je pense qu'on rêve. » dit-il, pessimiste. Un ouvrage de 1958 évalue à près de 3 millions le nombre de bouilleurs de cru. Ils sont quelques centaines aujourd'hui. Le poids des normes pousse les gens à l'illégalité. Dans la région, on en a l'expérience. Pendant la seconde guerre mondiale, beaucoup d'alambics ont été confisqués pour en récupérer le métal, « mais même à cette époque ils n'ont pas réussi à tous les trouver » affirme Mr Paul. « Ils ne pourront jamais empêcher les gens de distiller. Plus ils tiennent les gens serrés plus ils leur échappent. Pourquoi les gars sont au bord des ronds points aujourd'hui ? Je ne dis pas qu'il ne faut pas de réglementation. Mais il faut qu'elles tiennent compte des avis des gens et de la réalité du terrain ».
A lire :
https://reporterre.net/Les-normes-ecrasent-les-agriculteurs
http://luttesagricoles.info
Deux statuts existent : le bouilleur de cru, qui peut faire distiller les fruits de ses arbres – ou le faire lui même si il possède un alambic - et bénéficie d'un privilège, une exemption de taxe sur 1000 degrés d'alcool, cadeau de Napoléon fait aux grognards de sa grande armée. Mais depuis une loi de 1959, le privilège n'est plus transmissible aux enfants et s'éteint à la mort de son possesseur et de sa conjointe. Le bouilleur ambulant est l'artisan qui s'occupe de la distillation. Son métier consiste à distiller pour obtenir une eau de vie « familiale » à 50°. Il doit se charger de collecter les taxes pour l'état. Mr Paul peste contre les formulaires qu'il doit remplir en cinq exemplaires - six l'an prochain. Les formalités toujours plus complexes, et l'obligation de suivre une formation en alternance et à passer un CAP n'encouragent pas les jeunes à reprendre cette activité. Dans le Lot, la plupart des bouilleurs sont des retraités affirme Mr Paul. « y'a des jeunes qui s'arrêtent, quand je leur explique comment ils font faire ils n'ont plus trop envie ». Dans le département, seul un jeune homme d'une trentaine d'années a repris un alambic.
Avec la disparition de l'activité, c'est non seulement un savoir faire mais aussi un lieu de socialisation qui s'en va. La réglementation de l'activité et l'abolition des privilèges s'est notamment faite au nom de la lutte contre l'alcoolisme. Mais plus sûrement, pour assurer l'exclusivité de la production aux grandes compagnies. Avant, se rappelle Mr Paul, on distillait beaucoup plus. « J'ai toujours vu mon grand-père, mon père le faire » surenchérit un agriculteur de passage. L'alcool de prune était moins cher que le vin, et les gens buvaient sec. «On buvait un coup quand on avait mal aux dents. Certains avaient souvent mal» sourit Mr Paul. Il ajoute : «beaucoup d'anciens sont revenus alcooliques de la guerre de 14. Y'en a pour qui 50° ça valait rien. L'alcool conserve les fruits, mais pas les gens». Les bouilleurs sillonnaient le département, s'installant quelques semaines par-ci, quelques semaines par là. « Avant c'était beaucoup plus convivial, on mangeait à l'alambic. Maintenant les gens ils amènent leurs fruits et puis c'est tout. Y'a des coins où ils restent à l'alambic, mais bon, c'est plus pour le folklore, quand y'a la télévision ou des trucs comme ça. ». Les clients restent bavarder un moment, regardent souvent l'alambic avec curiosité puis s'en vont. Mr Paul leur donne rendez-vous à 18h, la fin de l'heure légale de distillation, pour venir récupérer le précieux liquide stocké qui dans de grosses bonbonnes en verre, qui dans des jerrycans en plastique. Dans le Lot, les douanes autorisent la distillation de 7h à 18h, mais Mr Paul commence vers 12h, il fait trop froid le matin. Mais l'alcool ne peut être remis qu'à partir de 18h, à la fin de la journée, afin de faciliter le contrôle des douanes qui vérifient que tous les litres d'alcool produits ont bien été déclarés. Les « turlututu » comme on les appelle par ici passent régulièrement. Ce sont les douanes également qui donnent leur accord pour l'attribution d'un terrain par une mairie. Le temps de la saison, celui-ci devient public afin de permettre les contrôles des forces de l'ordre. L'étude du dossier de Mr Paul pour son terrain actuel a pris près de deux ans.
Les gens qui viennent sont en partie des habitués, dont le nombre diminue avec l'âge. Les profils sont variés : agriculteurs bien sûr, mais aussi beaucoup de particuliers qui possèdent quelques arbres fruitiers, et même des étrangers avec une résidence secondaire dans le coin. Beaucoup affirment utiliser la goutte pour la cuisine, plutôt que pour boire. Quand la récolte des prunes a été bonne, Mr Paul distille pour cinquante à soixante clients par an. Un nombre bien moindre que dans le passé, et insuffisant pour lui assurer une vraie source de revenus. « Si je voulais vraiment en vivre, il faudrait en faire. J'en connais qui y arrive. Mais ici on ne peut pas vraiment lutter avec l'armagnac. C'est pas du tout pareil. On est petits. » Il gagne à peine 3000/4000€ par an une fois retirés les frais d'assurance, de fioul, les taxes professionnelle et foncière. Pour 1L d'alcool à 50°, Mr Paul touche 4€/L pour distiller. Généralement, les clients obtiennent 15 à 20L d'alcool. Afin de relancer l'activité mourante, les bouilleurs ont obtenu que la loi de finances de 2003 accorde une exemption de 50% de taxes sur les 10 premiers litres d'alcool pur (20L à 50°). Les douanes récoltent 8,7053 € sur ceux-ci. Une précision dans la décimale qui montre l'écart entre une norme fixée artificiellement dans un bureau, et la réalité de l'activité artisanale des bouilleurs de cru. La chaleur des tuyaux de l'alambic, les odeurs dégagées, le bruit de la cuve sont autant de signes non quantifiables qui permettent à Mr Paul de suivre sa distillation, son seul appareil de mesure étant le précieux alcoomètre indiquant le degré d'alcool de la goutte qui s'écoule du serpentin après la troisième repasse de l'alambic. Pour les agriculteurs comme pour les bouilleurs, l'Etat produit des normes visant à encadrer chaque aspect des activités, parfois jusqu'au geste même. La première codification de la fabrication des eaux de vie date de Colbert, dans la continuité de sa volonté de rationaliser toute production. Chaque nouvelle réglementation resserre davantage l'étau. Plusieurs collectifs paysans, de la confédération paysanne au Collectif d'agriculteurs et d'agricultrices contre les normes, dénoncent cette normalisation comme une façon de pousser à l'industrialisation de l'agriculture aux mains de grands groupes, qui pousse nombre de petits exploitant.e.s à la cessation d'activité. Et gare à ceux qui font de la résistance : le 20 mai 2017, Jérôme Laronze, paysan, est abattu par la gendarmerie après avoir fui quelques jours auparavant une -énième visite des services vétérinaires, venus accompagnés des pandores pour recenser ses bêtes en vue d'une saisie.
Chez les bouilleurs ambulants, les normes poussent peu à peu à la fin de l'activité. Mr Paul regrette qu'il n'y ait pas de syndicats déterminés, prêts à mener la lutte contre les politiques de l'Etat. Malgré tout, un syndicat des bouilleurs ambulants existe, qui se bat pour sauvegarder les conditions d'exercice depuis l'abolition des privilèges en 1960. « On se réunit une fois par an. On parle de notre avenir. Mais on rêve. Je pense qu'on rêve. » dit-il, pessimiste. Un ouvrage de 1958 évalue à près de 3 millions le nombre de bouilleurs de cru. Ils sont quelques centaines aujourd'hui. Le poids des normes pousse les gens à l'illégalité. Dans la région, on en a l'expérience. Pendant la seconde guerre mondiale, beaucoup d'alambics ont été confisqués pour en récupérer le métal, « mais même à cette époque ils n'ont pas réussi à tous les trouver » affirme Mr Paul. « Ils ne pourront jamais empêcher les gens de distiller. Plus ils tiennent les gens serrés plus ils leur échappent. Pourquoi les gars sont au bord des ronds points aujourd'hui ? Je ne dis pas qu'il ne faut pas de réglementation. Mais il faut qu'elles tiennent compte des avis des gens et de la réalité du terrain ».
A lire :
https://reporterre.net/Les-normes-ecrasent-les-agriculteurs
http://luttesagricoles.info