Les charbonnier.e.s de Derîk.

Mai et juillet 2017


Merci à Memet Alkis pour son aide précieuse, ses explications patientes et sa bienveillance, ainsi qu'à tous les travailleurs qui m'ont chaleureusement accueillis et m'ont ouvert une partie de leur vie.


Quittant la voie express qui relie Kizilcahamam à Ankara, le pick-up de Memet tourne sur une route de campagne, traverse un petit village à la vie déclinante avant de bifurquer sur un chemin qui serpente à flanc de montagne, et débouche enfin sur un plateau au milieu duquel se dressent des tentes en bâches blanches aux milieux d'arbres épars. Juste à côté d'elles, d'épais nuages de fumée blanchâtre s'échappent de curieux monticules aux allures de volcans miniatures. Autour y triment des travailleurs aux vêtements et à la peau noircis. Les uns empilent des rondins de bois ; d'autres, juchés au sommet des foyers fumants, tassent la terre qui les recouvre, ou poignardent leur sommet avec une longue perche, laissant échapper des nuages de fumées blanches et noires. Soudain, un homme extirpe d'un monticule le produit de cette étrange activité : un morceau de charbon fumant, qu'il s'empresse de jeter de côté avant de combler le trou à l'aide de paille et de terre. La langue parlée par les travailleurs ne laisse pas de doute : ils sont Kurdes. Pourtant, nous sommes à 1000km à l'ouest du Kurdistan.

Conséquence de la répression de l'état turc, l'économie dans les régions Kurdes au sud est du pays est sinistrée. Il n'y a quasiment pas d'industries, et donc pas d'emplois pour une population jeune et souvent rurale. L'agriculture locale, qui se pratique encore à petite échelle, ne fournit pas assez de travail. L'absence de perspectives économiques pour les Kurdes de Turquie conduit donc un certain nombre d'entre eux, notamment les jeunes, à émigrer vers l'ouest du pays en quête de travail. Les possibilités sont limitées : il faut soit rejoindre les grandes métropoles pour travailler dans le bâtiment, le textile ou la restauration. Ou effectuer un travail saisonnier dans l'agriculture, comme le ramassage de noisettes autour de la mer Noire. Les migrations suivent souvent des réseaux communautaires : les habitants d'un même village, les membres d'une même famille se regroupent ensemble et recréent ailleurs leurs liens sociaux.

Memet Alkış est originaire de la région de Mardin. Depuis 15 ans qu'il habite à Kizilcahamam, il s'est créé un réseau au sein du ministère des forêts comme parmi les intermédiaires travaillant pour les compagnies qui achètent le charbon. Tous les ans, il fait venir sa famille de la ville de Derîk pour travailler avec lui dans les montagnes qui entourent la ville. C'est lui qui négocie l'achat des droits de coupe dans les immenses forêt de chêne entourant Kizilcahamam en proposant un meilleur prix à la stère que ses concurrents. Il se charge aussi des formalités administratives pour les travailleurs, et loue la terre sur laquelle ils établiront leur camp.

Après avoir pratiqué ailleurs la même activité, Memet est venu s'installer avec sa femme Zekiye son fils et ses 4 filles dans la région de Kizilcahamam. Ils ont vécu pendant trois ans dans la montagne sous une tente, préférant supporter étés brûlants et hivers glaciaux afin que la scolarité des enfants ne soit pas interrompue par la migration saisonnière. Il a maintenant une maison en ville, et insiste sur sa bonne intégration au sein du village, même si au fil des discussions l'image idyllique qu'il en donne se lézarde peu à peu et laisse comprendre qu'il leur a fallu cacher leur kurdicité, notamment les enfants à école. Il est particulièrement fier de la réussite scolaire de ses filles, qui ont toujours travaillé avec lui et sa femme dans la montagne, et veut qu'elles étudient à l'université pour avoir un meilleur futur. Une revanche pour ce quarantenaire qui n’est quasiment pas allé à l’école et a appris le turc seul, sur le tas, commençant à travailler à l'âge de 12 ans dans la vente de bétail. Bien que tous les travailleurs soient de la même famille, Memet garde une distance avec eux. Fier de leur fournir l'opportunité de travailler, il est de fait leur chef et attache de l'importance à ce statut social. Quand bien même son travail est éreintant, il refuse d'en donner un aspect misérabiliste, et préfère d'abord mettre en avant l'utilité du travail de coupe pour régénérer la forêt, et la qualité du charbon produit « naturel et meilleur pour la santé ». Les travailleurs sont fiers de leur savoir-faire, et effectivement, d'après plusieurs études scientifiques, leur technique de production de charbon nécessite pour fonctionner un niveau élevé de qualification des opérateurs.

Chaque année, le travail commence au milieu du printemps. Les membres de la famille de Memet rejoignent la montagne et y installent les tentes qui leur serviront de logement pour les 6 mois à venir. Certaines sont équipées de panneaux solaires alimentant des batteries de voiture qui fourniront l'électricité permettant à ses occupants de regarder la TV ou recharger leurs portables. Un petit confort au milieu de conditions de vie spartiates. La première étape du travail est la coupe. Il faut s'enfoncer dans la montagne, sur des pentes parfois raides. A l'aide de tronçonneuses au bruit assourdissant les hommes abattent les petits chênes, tandis que les femmes équipées de serpes élaguent les tronçons d'arbres et les empilent. Le travail est épuisant, et provoque des douleurs au dos ou dans les bras, parfois des coupures. Le bois est ensuite descendu sur la remorque d'un tracteur jusqu'au campement. Là, les travailleurs commencent à l'empiler en un cône d'environ 5m de hauteur, appelé meule. Celle-ci terminée, elle est recouverte de paille, puis d'une terre noire fine et sèche, ce qui permettra d'empêcher l'oxygène d'y circuler ce qui ferait brûler le bois. La meule est allumée par son sommet. Un tel procédé s'appelle une carbonisation par pyrolyse, il est employé dans les pays en voie développement mais est de moins en moins courant. Chaque foyer met 15 jours à se carboniser entièrement. Au fur et à mesure de la cuisson, le tas s’affaisse peu à peu, de manière circulaire. Il faut sans cesse le surveiller : il ne doit ni brûler, ni s'éteindre. Les trous qui se forment sont comblés le plus vite possible pour ne pas laisser entrer d'oxygène. Toutes les 3h ou 4h, le sommet de la meule doit être ouvert pour dégager les fumées. Chargées d'acide acétique, celles-ci irritent les voies respiratoires. Les travailleurs les respireront en permanence durant leurs mois de travail. Le creux est ensuite bourré de bois, et recouvert à nouveau de paille et de terre. Quand le charbon est prêt, il est laissé 2 ou 3 jours à refroidir, puis il est dégagé de la terre. Cette étape est particulièrement pénible, l'air déjà étouffant de l'été est rempli d'une poussière noire qui colle à la peau et s'infiltre partout, nez, gorge, poumons. Pourtant, enfants comme adultes travaillent sans masques à remplir des sacs de charbon, en moyenne 10 tonnes par foyer – avec un rendement de 33% environ par rapport à la quantité de bois nécessaire. Les yeux pleurent, les gorges toussent. Les poumons des ouvriers sont affectés par leurs conditions de travail. Parfois, ils halètent, incapables de grandes respirations.

Chaque famille possède sa meule dont elle s'occupe et récolte la vente du charbon. Pour une meule, il faut être au moins 4 ou 5 personnes, même si les familles s'entraident au quotidien pour les tâches les plus dures. Tout le monde travaille, de l'aurore au coucher du soleil, y compris les enfants et les femmes enceintes. En période scolaire, les plus jeunes vont à l'école du village pendant la journée. La journée est entrecoupée seulement par les pauses thé et les repas. Aux heures les plus chaudes, certains en profitent pour s'assoupir quelques instants. Mais le repos ne dure jamais longtemps. Il faut sans cesse surveiller les foyers, et chaque nuit, à tour de rôle, les travailleurs montent la garde. “On doit s’en occuper comme des enfants” plaisante Serdar*. Le travail continue à la lumière des lampes frontales, dans l'obscurité et malgré l'épuisement. Debout sur les foyers, un faux pas et on peut se retrouver englouti dans le bois chauffé à plus de 300°C. De temps à autre, des accidents arrivent, occasionnant des brûlures graves. Des histoires circulent, comme celle d'un enfant qui serait tombé dans une meule et dont le père n'aurait retrouvé le cadavre carbonisé qu'en ramassant le charbon. Seul le vendredi est jour de repos. Les travailleurs en profitent pour aller au village, faire des courses, se détendre. Les plus jeunes vont jouer à la console dans les cybercafés. Mais ils se mêlent rarement à la population du village.

Durant les 6 mois, chaque famille construira en moyenne 4 meules. Selon Serdar*, ¼ de la production lui reviendra, le reste servira à payer les frais (essence, nourriture), la commission de Memet et les taxes de l'état (permis d'abattage...). Le charbon est vendu 1,5TL / kg aux sociétés, un prix qui sera multiplié par 5 ou 6 à l’arrivée sur les étals. Certaines années, le charbon se vend mal, à cause de la concurrence du charbon industriel, moins cher mais de qualité inférieure. Au bout des 6 mois, Serdar* touchera entre 20 000TL et 30000TL, (5000€ à 7500€), avec lesquels il devra tenir une partie de l'hiver, faute de travail.

Cette année seulement une quinzaine de familles a fait le déplacement, réparties sur deux sites, alors qu'elles sont habituellement une quarantaine. La situation au Kurdistan et la répression massive menée par le gouvernement les ont effrayés. De nombreux lynchages d'ouvriers kurdes ont eu lieu dans des villes de l'Ouest. Memet et une partie des travailleurs rechignent à aborder le sujet, mais d'autres en ont gros sur le coeur. Âgé d'une trentaine d'années, Serdar* est amer : « Ici nous essayons de cacher que nous sommes Kurdes. Sur nos voitures, nous mettons des plaques d’immatriculation de villes de l’ouest pour ne pas attirer l’attention sur nous. En ville, nous parlons en turc. Une fois, à l'hôpital, nous parlions en Kurde, et une jeune fille bien habillée, l'air d'une étudiante, est venue nous dire de parler turc. Je lui ai répondu qu'avant de donner des leçons, elle devrait se renseigner sur l'histoire des minorités en Turquie », dit il en baissant la tête. « Nous avons voté HDP1, mais quand l’office des forêts l’a appris ils ont menacé de ne plus nous donner de travail. Comme le vote a été annulé, ça s’est arrêté là. Nous n’avons pas de choix : soit nous travaillons ici, soit nous devenons des criminels pour survivre. Nous devons nourrir nos enfants. Il n’y pas de lois pour nous protéger ici. » Sa voix s'éteint, puis il reprend : « On ne peut pas rester chez nous ». Sur son téléphone, il montre des photos de cadavres ensanglantés étendus dans une rue de son quartier, abattus par les forces spéciales turques. Il raconte aussi les tortures, les passages à tabac. Il est d'autant mieux renseigné qu'un de ses cousins est korucu, membre d'une milice qui collabore avec l'armée turque pour lutter contre le PKK. A cause de la répression, sa famille a du quitter son village en 1988. « Si nous n’étions pas parti, peut être que nous aurions une ferme, et une meilleure vie. Mais nous n’avons pas eu le choix.» La mère âgée de Serdar* aimerait qu’ils soient expulsés en Europe, puisque l’état turc ne veut pas d’eux. Lui veut partir en Irlande, où un cousin possède un restaurant et ne tarit pas d'éloges sur la vie dans le pays. En surveillant la combustion des meules, le soir, il apprend quelques mots d'anglais sur son téléphone portable.

“Les Kurdes savent plein de choses et sont adroits, travailleurs, mais on nous empêche de faire quoique ce soit. L’état ne veut pas nous voir” renchérit Agit*. Sa femme est restée avec leurs 4 enfants dans sa famille à Diyarbakir, car pour le dernier né âgé de quelques mois, les conditions de vie dans le camp sont trop difficiles. Il ne les a pas vus depuis le début du travail, il y a un mois et demi, et regarde avec nostalgie leurs photos sur son téléphone pendant ses pauses. Il ajoute, l'air sombre : “C'est pas normal que toi tu viennes ici et que nous on ne puisse pas partir”.


* : le prénom a été changé à la demande des interviewés


1HDP : parti démocratique des peuples, dont les dirigeants S. Demirtas et F. Yüksekdag ont été arrêtés par l'état turc dans les purges ayant suivi le coup d'état.

Sur le processus de fabrication du charbon : http://www.pressesagro.be/base/text/v1n2/113.pdf