Kolberi kolnader - les kolbars ne plient pas

2017/2019, Kurdistan (frontière Irak / Iran)

Article à lire sur BALLAST : https://www.revue-ballast.fr/entre-liran-et-lirak-les-kolbars-ne-plient-pas/

Reportage réalisé en mars et juin 2017 au Kurdistan d'Irak, puis en mars et juillet 2019 au Kurdistan d'Iran, dans la région montagneuse de Hewraman.


Les 8 à 10 millions de Kurdes qui habitent le Rojhelat, partie du Kurdistan située dans les frontières de l'Iran, survivent difficilement. Le régime iranien réprime férocement toute contestation politique et revendication identitaire. Pour maintenir la population dans la précarité, il a bridé le développement économique de la région, n'y installant aucune industrie et orientant la production de ressources uniquement dans l'intérêt des régions centrales. Le chômage y est endémique, sans opportunité d'emploi.


La frontière séparant le Kurdistan entre Irak et Iran est le lieu de différents types de circulations : celles des habitant.e.s pour des raisons familiales ou économiques. Celle des militant.e.s politiques. Et celle des marchandises et des individus qui les transportent. C'est finalement la frontière qui génère la seule alternative économique pour une grande partie de la population du Rojhelat : les échanges transfrontaliers de marchandises, à travers les montagnes, portées à dos d'homme ou de mule, ce qui a donné son nom à l'activité : le kolbari de kol, dos, et bar, marchandise. Au prix de risques élevés, ce sont toutes sortes de biens qui transitent ainsi de l'Irak à l'Iran : des couches pour bébé aux appareils électroménagers, en passant par les vêtements, couvertures, les pneus de voiture, le thé... et aussi, des produits interdits en Iran : antennes paraboliques, alcool, cigarettes. En sens inverse, l'essence, très peu chère en Iran, est amenée en Irak pour être vendue en contrebande. Mais c'est une activité de survie, qui permet de gagner à peine de quoi faire vivre sa famille au jour le jour. Jiyan est proche de la soixantaine. Elle a commencé à faire kolbar au milieu des années 90. « Je n’avais pas d’autre choix pour gagner de quoi nourrir mes enfants. Je l’ai fait pour qu'ils puissent vivre et pour qu’ils ne tendent pas les mains devant les autres.». L'activité des kolbars est dans une zone grise, soumise aux aléas politiques et au bon vouloir des autorités : parfois légale, parfois tolérée, parfois illégale.




De mars à septembre 2019, des activistes de la plateforme kolbarnews ont recensé sur l'ensemble de la frontière du Rojhelat 37 kolbars tués, dont 29 par balles, 2 d'une chute dans la montagne, 4 d'hypothermie et 2 dans un accident de voiture, et 82 blessés dont 76 par balles, 3 lors d'une chute, 2 à cause des mines et 1 dans un accident de voiture. Car outre les dangers de la montagne, ils subissent une répression féroce de la part des garde-frontières, qui guettent les kolbars depuis les tours de guet qui parsèment les montagnes le long de la frontière. La lutte contre la « contrebande » fournit en fait au régime iranien un prétexte pour maintenir un état d'exception dans les régions kurdes. Les règles dans les zones frontalières, implicites et changeantes, sont fixées par les agents de l'Etat qui y exercent sa souveraineté et décident, selon ses besoins, de la définition du seuil qui expose ou non à la répression, bien souvent traduite sous la forme d'une exécution extra-judiciaire qui n'entraîne pour son auteur aucune conséquence juridique. Elles deviennent alors des zones de non-droit. Cela permet à l'Etat de combattre la résistance kurde, civile ou militaire, jusque dans les esprits, mais aussi d'y exercer sa souveraineté et d'en faire un exemple pour le reste du pays.

Pourtant, cela n'a pas suffit à casser l'esprit de résistance des kolbars. Une expression en kurde sorani existe pour désigner le franchissement de la frontière par les kolbars : « Snour Bazandn ». Littéralement : vaincre, faire échouer la frontière. Les acteurs des échanges transfrontaliers voient donc leur action comme une opposition à la frontière et par là même à l'Etat, donc comme une forme de résistance. Si l'Etat et certains intellectuels les représentent comme asservis, un certains nombre de kolbars, en remettant en question la souveraineté des frontières, pensent perpétuer la lutte contre l'Etat et la mémoire du combat des guérillas autrefois beaucoup plus présents dans les montagnes qu'ils parcourent aujourd'hui.




Sur le mont Tahta, un kolbar dévale une pente raide. Les cailloux roulent sous ses chaussures. Il s'arrête un bref instant face aux inconnus qui le saluent, et en souriant lève les doigts en un signe de victoire. La tête haute.