Kurdistan Nord : entre résilience et résistance (2016-2017)


En 2015, la guerre des villes au Kurdistan Nord (occupé par la Turquie) occasionne des centaines de morts, des milliers de déplacés et des destructions considérables dans les grandes villes kurdes où certains quartiers ont déclaré l'autonomie vis à vis de l'Etat, en particulier le quartier historique de Sur à Amed (Diyarbakir). La répression est sans pitié. Puis en 2016, suite à la tentative avortée de coup d'état en Turquie, des millers de fonctionnaires des mairies kurdes sont limogé.e.s, les maires destitué.e.s. Entre résilience et résistance, les habitant.e.s des villes kurdes tentent de continuer à vivre sous occupation...

A Diyarbakir, après les purges, la résistance civile se réorganise pendant que l'Etat turc lance une offensive économique.
Article écrit en 2017.


La vague de répression ayant suivi la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016 en Turquie a particulièrement touché le Kurdistan à l’est du pays. Bien qu’il n’ait eu aucun lien avec les rebelles et qu'il ait condamné leur action, le régime turc en a profité pour tenter de se débarrasser du HDP1, qui depuis son succès aux élections de 2015 représentait une menace sérieuse pour l’AKP2. Outre les arrestations de ses représentants sous prétexte de “soutien à une organisation terroriste” - le PKK3 kurde - ou “menace pour la sécurité et l'unité de l’état”, dans une trentaine de communes kurdes les maires élus du HDP ont été démis de leurs fonctions et remplacés par des administrateurs nommés par l'état mi-septembre 2016.

Les deux co-maires de Diyarbakir, Gültan Kisanak et Firat Anli, élus en 2014 en co-gouvernance comme le veut la charte du HDP, n’ont pas échappé à cette répression. Dans la foulée de leur limogeage4, près d’une cinquantaine d’associations de la ville ont été fermées, l'Etat utilisant pour cela le décret KHK5 adopté dans le cadre de l'état d'urgence permettant de fermer des structures et licencier des personnes sans processus juridique. Les structures fermées avaient pour point commun de se regrouper au sein du DTK6. Moins connu que le HDP dont il est un élément clé de la création, le DTK a pour rôle depuis sa création en 2011 de fédérer et d'organiser toutes les initiatives politiques, syndicales, sociales, économiques, culturelles visant à la mise en place du confédéralisme démocratique et de l'autonomie au Kurdistan. Après avoir fermé les yeux pendant le processus de paix jusqu'en 2014, l'Etat turc veut à présent détruire toutes les alternatives mises en place par le mouvement kurde7 pour acquérir un début d'autonomie. Le DTK avait par exemple installé des conseils populaires de quartiers. Tous fermés à présents, ceux-ci permettaient aux mairies d'avoir un lien direct avec les habitants. Ils donnaient à ceux-ci la possibilité d'agir localement. « Dans certaines villes et districts où nous servons en tant qu’administrateurs locaux, les déclarations d’auto-organisation, (...) ont été décidées avec l’accord commun des assemblées populaires locales, les organisations de la société civile, les initiatives civiles et les administrations locales dans le cadre des principes de la décentralisation en tant qu’acte civil contre la pression de l’Etat » peut-on lire dans une lettre du DBP8 adressée au Conseil de l'Europe9 qui dénonce la répression violente de ces initiatives. La mairie de Diyarbakir soutenait le large tissu associatif du DTK dans le cadre de sa politique de la ville : coopératives de femmes, centres culturels, lieux d’éducation populaire, apprentissage de la langue kurde... La fermeture de ces structures, accompagnée par la vague de licenciements dans la fonction publique, a laissé sans emploi bon nombre de fonctionnaires, professeur-e-s, assistant-e-s socia-le-s, psychologues... dans une région souffrant déjà d'un chômage endémique. Et a fait des habitants, notamment les plus démunis, les victimes collatérales de la répression.

Les associations Rojava et Sarmasik venaient en aide aux plus défavorisés : réfugiés, déplacés internes suite aux combats des années 90 et 2016, mères seules... Sarmasik existait depuis 10 ans, et malgré plusieurs tentatives de l’état pour la fermer, elle recevait même le soutien de proches de l’AKP d'après V., ancienne coordinatrice. Elle fournissait des repas à environ 5000 familles, soit 35 000 personnes, distribuait des bourses et organisait des activités de soutien scolaire pour les enfants de familles démunies, ainsi que des formations pour les femmes afin d'aider à leur émancipation. Lorsque le local de l'association a été confisqué par la nouvelle mairie et ses comptes gelés, du jour au lendemain toutes les familles qui venaient y chercher de l'aide se sont retrouvées sans rien. Et la nourriture de la banque alimentaire a été laissée à pourrir, la police interdisant d'organiser une ultime distribution. “Ma famille a coupé les ponts avec moi, il n’y a que Sarmasik qui m’aidait. » soupire “Dilan” qui préfère ne pas donner son vrai prénom. « Quand nous avons vu que l’association avait fermé, nous étions désespérées. Ca fait 5 mois que plus personne ne nous aide”. A 35 ans, elle élève seule deux adolescentes, après avoir dû fuir la violence de son mari. L’association Sarmasik la soutenait depuis 10 ans. Malgré une maladie qui la handicape gravement, elle a du se résoudre à reprendre le travail, au prix de sa santé. Ce qu’elle gagne suffit à peine à couvrir le loyer et elle accumule les dettes chez les commerçants du quartier. Le marché du travail étant saturé, il ne reste que des petits boulots difficiles pour survivre. Les aides pour couvrir les besoins de ses filles ont été coupées. Dilan n’est qu’un exemple parmi des milliers, les plus durement touchés étant les familles déplacées suite aux affrontements urbains de 2015 et 2016. L'aide que l'association Rojava leur fournissait a diminué de près de 80%. Rojava comme Sarmasik essayent malgré tout de relancer le soutien aux familles dont elles s'occupaient de manière informelle, via leurs réseaux de bénévoles ou d'autres ONG. Mais comme l'explique V., la pression de l'état sur les donateurs est telle que les fonds manquent pour prendre en charge toutes les familles dont ils s'occupaient auparavant.

En s’attaquant aux structures légales mises en place depuis une dizaine d’années le gouvernement espérait ainsi casser toute velléité d’autonomisation et d'opposition de la part du mouvement pro-kurde, tout en le coupant de son soutien populaire par la peur. Il est indéniable que politiquement, les centaines d'arrestations auront durement touché le HDP et sa capacité d'organisation politique. Mais la persévérance des acteurs du réseau associatif, et la culture politique d'auto-organisation auront été plus fortes.

Helim, un peu moins de trente ans, travaillait sous l’ancienne municipalité dans une structure culturelle. “Pour nous l’éducation est primordiale. Même si le travail politique est contraint de s’arrêter, l’éducation doit continuer. L’éducation dispensée par l’état vise à nous assimiler, elle nous enseigne à oublier : qui nous sommes, notre culture, notre langue, notre esprit critique.” Ces politiques d’assimilation datent de la création de la république turque. Ismet Inönü10, un de ses fondateurs, auteur dans les années 30 d’un rapport intitulé “restructuration de l’est” resté longtemps secret, déclarait “Il n’y a aucun sens à enseigner dans des écoles différentes à des enfants turcs et kurdes. Ils doivent être éduqués ensembles à l’école primaire. Cela sera très efficace pour turquifier le peuple kurde. » Contrer l'assimilation est par exemple une démarche à l'origine de la création de Zarok TV, une chaîne en langue kurde à destination des enfants. Fermée pendant deux mois par décret KHK, elle fait partie des rares structures dont la réouverture a été autorisée. La chaîne ne publie aucun contenu politique, mais son existence même est un acte de résistance, comme l'explique sa coordinatrice, Dilek : « L’idée fondatrice de Zarok TV est que les enfants kurdes eux aussi ont droit à des divertissements dans leur langue. La précédente génération, sous la pression des politiques d’assimilation de l’état turc, a voulu oublier sa langue. (...) Zarok TV essaye de contribuer à la diffusion de la langue et la culture kurde pour contrer les politiques d’assimilation, et faire passer le message que parler sa langue est quelque chose de naturel (...). Nous voulons que la nouvelle génération accepte et revendique son identité. Le système éducatif ici apprend aux enfants qu’ils seront de bons kurdes quand ils parleront parfaitement turc. Pour cette raison, les familles veulent que leurs enfants parlent turc et ne leur apprennent pas le kurde. Nous, nous disons le contraire. (...)». Cela illustre à quel point la lutte culturelle est importante au Kurdistan, au même niveau que la lutte politique. Observer la restructuration de cette lutte n'a donc rien d'anodin.

Toutes les structures n'auront pas la même chance que Zarok TV. Mais plutôt que d'attendre un quelconque apaisement de la situation, elles tentent de se reformer par elles-mêmes sous l'impulsion des individus qui y étaient actifs. Helim explique : “Nous essayons de nous réorganiser. Nos associations culturelles étaient liées à la mairie HDP. Maintenant, nous ouvrons des structures privées pour continuer nos activités. Par exemple, pour la musique, il y avait le centre Aram Tigran. Comme il a fermé, les professeurs se sont associés pour ouvrir un nouveau centre, mais sous la forme d’une école de musique privée.” Au sein de ces structures, ils reprennent les mêmes activités qu’auparavant, mais cette fois sans dépendre de fonds publics dont la suppression mettrait en péril leur fonctionnement.

Même chose pour le théâtre municipal, qui existait depuis 27 ans. Après le licenciement son équipe, celle-s'est regroupée pour ouvrir le théâtre privé Amed Shehir11. Le succès de leur 2e pièce, Qirix, témoigne de leur réussite. “Le théâtre, en faisant rire les gens, se veut une résistance contre la peur imposée par les médias de l’état et le climat d’état d’urgence.” affirme Yavuz, un des acteurs, qui explique même que ne plus dépendre de la mairie leur donne une liberté de parole encore plus grande. Le lieu accueille également des expositions, comme dernièrement les peintures de Zehra Dogan, anciennement journaliste à l’agence JINHA12 et condamnée à 3 ans de prison pour ses toiles évoquant les massacres commis dans les villes kurdes. La presse indépendante kurde s'inscrit elle aussi dans la même dynamique. Les agences et médias fermés, malgré les arrestations, ré-ouvrent sous de nouveaux noms. JinHA devient ainsi Ṣujin13. Leurs journalistes, privés d'accréditations officielles, doivent toutefois travailler en redoublant de précaution, devant parfois se cacher pour éviter les arrestations arbitraires simplement pour avoir fait leur travail. Autre élément important du tissu associatif, les coopératives économiques, étrangement épargnées par les fermetures, continuent à fonctionner, mais au ralenti. Le réseau de coopératives de femmes Ekojin a tout de même réussi à lancer quelques nouveaux projets. Enfin, les écoles où enfants et adultes pouvaient apprendre le kurde ayant été fermées, les cours ont repris à l’abri des regards dans des cafés ou des maisons privées, ou par l’intermédiaire d’autres activités comme la musique.

Chose remarquable, cette dynamique de création n'est pas limitée aux cercles des militants les plus politisés. Gülan et Umit travaillaient en tant qu'assistants sociaux pour l'ancienne mairie. Ils ont été licenciés les uns après les autres. Plutôt que rester isolés, ils ont décidé d'ouvrir un café avec leur ami Seyhan, où se retrouvent et travaillent leurs anciens collègues, leur permettant de maintenir entre eux un lien social que l'état a cherché à couper par la peur. Parallèlement, ils ont monté une association dans laquelle une quarantaine de travailleurs sociaux licenciés interviennent pour animer des activités de soutien psychologique à destination des enfants du quartier de Sur traumatisés par les combats et destructions de 2015. Après avoir bataillé, ils ont fini par trouver des financements auprès de diverses organisations internationales. « Après tout ce qu'ils ont subi, c'était un devoir pour nous de faire quelque chose pour ces enfants » explique Gülan. « Les aider à aller mieux nous aide nous aussi à nous sentir mieux, et nous avons le sentiment de faire quelque chose d'utile. Avant d'être virés, nous nous occupions de leurs familles, c'est un moyen pour nous de continuer ce travail» M., membre de leur collectif, ajoute pour expliquer leur démarche « il y a plein d'organisations différentes, avec des manières différentes de lutter; toutes ne sont pas armées, tout le monde ne peut pas prendre les armes, nous ne sommes pas des robots ; mais toutes se battent pour la même chose: la liberté. » Ainsi se créée une myriade d'organisations de taille plus ou moins importantes, plus ou moins connectées aux structures politiques, mais agissant toutes dans une volonté de s'autonomiser par rapport à l'état et de lutter dans la société civile pour les droits du peuple kurde.

Pour Helim, ce dynamisme s’explique par la politique menée par le mouvement kurde, DTK et HDP, et par la forte conscience politique des habitants : “Dans le passé et jusqu’à aujourd’hui, le parti essaye de donner le pouvoir aux habitants. Tout le monde peut accéder aux postes à responsabilité dans les assemblées, après avoir reçu une formation. Il n’y a pas de leader qu’on ne peut remplacer. C’est pour ça que malgré les nombreuses arrestations l’organisation ne s’est pas écroulée. Les gens ici sont très politisés.“

Helim, Gülan, V., M. mais aussi des dizaines d'autres croisés dans différentes villes du Kurdistan et impliqués dans cette dynamique de résistance civile sont souvent jeunes, entre 20 et 35 ans. Ils ont étudié, mais à cause de la situation économique sinistrée au Kurdistan se sont retrouvés sans emploi. Parfois ils travaillaient dans des secteurs sociaux – municipalité, éducation, et ont été licenciés suite au coup d'état. Ils sont souvent issus de milieux populaires, avec des parents travailleurs précaires, petits fonctionnaires ou enseignants. Ils vivent dans les villes, la plupart se rappelle avoir migré des campagnes dans les années 90, mais ils ne gardent que quelques souvenirs de cette époque. Ils ont intégré les récits du village de leurs parents, et vont y passer quelques jours dans l'année quand il existe encore. Leur conscience politique s'est forgée en étant témoins et victimes de la répression de l'état turc et de la situation économique sinistrée. Ils connaissent le PKK depuis leur enfance, et lui vouent une profonde admiration et un soutien indéfectible, mais qui sait être critique. Mais c'est pour eux le seul mouvement fort qui se bat pour défendre les Kurdes. Le changement de paradigme du mouvement à partir de 2005, du nationalisme vers le confédéralisme démocratique, et l'arrivée dans les mairies du BDP puis du HDP et la création du DTK, coïncide plus ou moins avec la période universitaire de cette frange intellectuelle de la jeunesse, et au moment où ils se sont intéressés aux théories du mouvement. Ils ont donc intégré rapidement les idées liées à l'autogestion et au communalisme, qui font désormais partie de leur culture politique. On le voit par exemple à travers l'usage du mot « communalisme » qui revient souvent pour désigner le fonctionnement de tel ou tel projet. Les succès électoraux du mouvement kurde en Turquie, et l'expérience du Rojava les ont convaincu que c'était un modèle à suivre pour gagner leur liberté, même si la connaissance réelle des idées varie selon le degré de politisation des individus. Parallèlement, un certain nombre de ces jeunes réaffirme une identité culturelle kurde14 que leurs parents, victimes de la répression violente de l'état dans les années 90, ont parfois voulu oublier, notamment en poussant leurs enfants à parler turc et en ne leur apprenant pas le kurde. Certains peuvent avoir un discours très dur envers la génération précédente, les accusant de ne pas avoir résisté à l'assimilation. Leur démarche actuelle est à associer à celle d'autres jeunes qui ont choisi eux la lutte par les armes, et sont morts par centaines dans les quartiers des grandes villes de l'est où ils avaient déclaré l'autonomie, créant un trauma supplémentaire au sein de la population, notamment à Sur, quartier emblématique de Diyarbakir.




Détruire Sur et ses résistances

Sur, quartier historique de Diyarbakir, est célèbre pour ses vieux bâtiments en pierre volcanique noire, mais aussi pour être un bastion militant du mouvement kurde. Lors d’une visite à Diyarbakir le 01 juin 2011, Erdogan avait annoncé les projets d'une reconstruction à venir, axée sur le développement de l’activité touristique et s’inscrivant dans une politique plus large d’investissements dans les grandes construction pour soi-disant redresser l’économie. Un accord avait même été signé entre la mairie et l'état. Mais face à l'opposition des habitants du quartier qui refusaient de quitter leurs logements, le projet en était resté au point mort. En décembre 2015, une jeunesse kurde poussée à bout par l’absence de perspectives et la répression constante de l’état turc, appuyée par des cadres du PKK, déclarait l’autonomie dans les quartiers de plusieurs grandes villes du Kurdistan, déchaînant sur elle la violence de l'état turc. M., un membre influent de Sur, ne veut pas donner son nom par crainte de représailles. Pour lui, comme pour nombre d’habitants et d’activistes, après avoir échoué à en faire partir ses habitants refusant d’accepter les maigres dédommagements proposés et d’aller vivre dans des quartiers périphériques fortement excentrés, « l’état a utilisé le soulèvement de la jeunesse comme prétexte pour raser une partie du quartier ». L’emploi de moyens militaire complètement disproportionnés, allant jusqu’aux bombardements aériens, appuie cette thèse.

Un an plus tard, le champ de ruines laissé par les combats est devenu un immense terrain vide. Les indemnisations commencent à peine à arriver pour les habitants. « Chaque famille a reçu initialement 5000TL pour compenser la perte des fournitures », explique M., « puis une aide pour payer le loyer de leur nouveau logement ».  Pour les dédommagements fonciers, les habitants ont le choix entre trois options : accepter une compensation financière; obtenir une nouvelle maison dans leur quartier d’origine; ou obtenir un nouveau logement “TOKI” (logement social) dans un quartier à plus d'une heure du centre ville. Dans la zone détruite de Sur, quelques maisons ont déjà vu le jour, prémices du plan de reconstruction de l’état qui se vante d’y avoir investi 500 000 000€. Mais d’après M., la population locale ne profite guère de cette manne, les travailleurs viendraient de l'ouest. La zone reste toujours inaccessible, verrouillée par la police. Si les nouvelles constructions seront proposées aux anciens habitants de Sur, elles ne sont en réalité pas pour eux. Le gouvernement veut attirer une population de classe moyenne aisée, et développer l’économie du tourisme en mettant en avant les quelques restes historiques du quartier, rénovés pour paraître comme neufs. Avant même les logements, et malgré qu'il n'ait pas été touché par les combats, c’est le bazar qui a eu droit aux premiers travaux de restauration. Une façade en pierre grise censée rappeler les constructions traditionnelles a été collé sur les murs défraîchis. Le résultat ne donne qu’une impression d’artificialité, tout comme le nouveau parc aux allées tirées au cordeau inauguré en avril au pied de la citadelle, sur les décombres des maisons.




« Nous n’avons pas d’autres choix que de rester, je ne partirai pas. »

Les projets de rénovation urbaine ne se limitent pas aux quartiers détruits par la guerre. Dans deux autres quartiers de Sur épargnés par les combats, Ali Pasa et Lalebey, les habitants sont poussés à partir. Entre 3000 et 5000 familles sont concernées. Certaines ont accepté l'argent de l'état, avant de changer d'avis. Pour d'autres, le propriétaire a vendu les murs sans prévenir. Eux n'auront pas d'alternatives, ils devront partir. L’ambiance est étrange : les logements abandonnés, parfois à moitié effondrés, alternent avec ceux d’habitants prêts à s'accrocher jusqu'au bout à leur maison. Ceux qui n’ont pas accepté les dédommagements ont déposé un recours en justice. Malgré leur refus, l’état turc a déposé de l’argent sur leur compte, pour les forcer à accepter les maigres compensations offertes.

Esa a fait parti des premiers à quitter le quartier il y a 6 ans pour aller vivre dans un appartement d’un immeuble TOKI. Il regrette amèrement son choix et se sent trompé par l’état, qui lui avait promis un beau logement avec un jardin à disposition. Il s’est retrouvé dans un quartier à presqu’une heure de trajet de son ancien voisinage. Pour acheter son appartement, il a dû prendre un crédit à la banque Ziraat - contrôlée par l’état - car le dédommagement perçu ne suffisait pas à le payer intégralement. Avec les taux d’intérêts exorbitants appliqués, il est maintenant endetté pour vingt ans.

Zuleiha est assise à l’ombre du mur de sa maison. Elle a un fils handicapé et un mari qui ne peut pas travailler. Il y a 11 mois, l’état a viré de l’argent sur leur compte mais ils n’y ont pas touché. Ils ne veulent pas partir. “Si je pars, qui va me donner une maison et de quoi payer le loyer ? Comment envoyer mes enfants à l’école sans argent ? Nous n’avons pas d’autres choix que de rester, je ne partirai pas.”. La population de Sur est souvent précaire, petits commerçants, travailleurs journaliers ou sans emploi. La vie dans les autres quartiers est trop chère pour eux : loyer (qui peut passer de 300 à 1000TL), charges, transport obligatoire pour aller travailler. Malgré les logements parfois anciens, il y a un attachement affectif des habitants au quartier dans lequel beaucoup sont nés ou ont grandi, et aux liens sociaux qui y existent entre eux. Aucune réponse n’a été apportée à leurs pétitions. Jusque dans les mosquées du quartier, les imams relaient le message de l’état, leur intimant de partir. Sur l’emplacement d’un logement abandonné, l’état a construit un commissariat aux allures de camp retranché, protégé par des murs en béton surmontés d’un énorme drapeau truc. Des caméras installées sur de hauts pylônes filment chaque recoin de quartier, surveillant en permanence ses habitants.




« Ils vendent les gens comme une vulgaire marchandise »

Pour Baxtiyar, né dans le quartier et propriétaire d’une maison de thé, “ils vendent les gens comme une vulgaire marchandise. Le but de ces projets est de briser la société kurde. Ils pourraient rénover nos maisons si il s’agissait vraiment de réhabilitation. Mais ils prennent nos maisons pour rien, et les revendent cher à leurs partisans. Si nous partons, nous serons comme des poissons hors de l’eau.Tout est fait pour leur profit. Ils veulent montrer leur pouvoir, et corrompent les gens avec leur argent. C’est comme si l’état faisait la conquête de Sur. Quand les gens sont relogés, ils sont éclatés et mélangés aux habitants d’autres quartiers. Les liens sociaux sont brisés, les gens isolés.” Et les crédits accordés pour l'achat des logements sont un autre moyen d'empêcher les familles de s'engager politiquement. Baxtiyar s’est vu proposer 100 000TL de dédommagement pour son salon de thé. Impossible pour lui de racheter ailleurs un fond de commerce à ce prix. Les derniers espoirs des habitants de Sur ont volé en éclat quand ils ont vu, le 23 mai, les bulldozers revenir dans le quartier continuer leur oeuvre de démolition, protégés par les véhicules de police et les agents en civil venus empêcher toute protestation. Alors que le Ramadan était sur le point de commencer et que la chaleur était caniculaire, l’eau a été coupée dans le quartier, forçant la population à aller chercher à pied l'eau dans d'autres quartiers.

Pour lutter contre les destructions, une plateforme de soutien à Sur s'est mise en place, regroupant habitants, activistes et organisations comme le DBP (parti démocratique des peuples), le HDP, des avocats de l'association du barreau de Diyarbakir, l'organisation des droits de l'homme IHD... La plateforme tente de mener une contre-offensive à la fois médiatique et juridique, et vient en aide aux habitants. Elle organise des manifestations et vient de lancer une campagne de pétition, ainsi que sur les réseaux sociaux. Pendant le Ramadan, de grands iftars ont été organisés pour sensibiliser l'opinion publique sur la question des destructions, tout en fournissant de quoi manger à la population toujours privée d'eau, d'électricité, de services publics.



Si Diyarbakir est en pointe de la stratégie de reconquête de l’état au Kurdistan, les mêmes politiques de rurbanisation sont appliquées dans chaque endroit du pays où l’état veut reconquérir des territoires urbains qui lui sont hostiles. C’est le cas par exemple dans le quartier de Sultangazi à Istanbul, mais aussi à Adana, où les habitants de quartiers kurdes connus pour leur activisme ont commencé à recevoir des messages de l’état les invitant à quitter leur maison. Pour Erdogan, dont la politique économique consiste à investir dans l’immobilier et les projets démesurés pour parvenir à tenir la promesse faite en 2013 de doubler le PIB du pays en 10 ans, les gains sont multiples : continuer une fuite en avant dans les projets de construction afin d’essayer de relancer l’économie, satisfaire les besoins d’une classe moyenne aisée et détruire les foyers de résistance aux politiques de l’AKP. En dispersant les populations, en brisant les liens sociaux qui les unissent et en endettant les familles sur de longues périodes, il rend difficile toute opposition politique de leur part. Face à cette volonté implacable, la population a de moins en moins de recours, notamment au Kurdistan où, comme le disait M., “avec l’état d’urgence, les expropriations sont dans les mains de l’état”.



L'appropriation des idées politiques d'A. Öcalan par une jeunesse urbaine déterminée à agir quelque soit la manière, sans forcément vouloir rentrer dans les cadres existants, l'affaiblissement du fait de la répression des structures politiques légales (DBP et HDP), et les débats au sein de celles-ci sur les stratégies à adopter, tout cela contribue à lancer une dynamique nouvelle pour le mouvement kurde, et peut être à redistribuer les équilibres de pouvoir entre ses différentes composantes15. Si autrefois, les idées du PKK se diffusaient de la montagne dans les villages puis les villes, depuis ces dernières années celles-ci jouent un rôle de plus en plus important qui n'est plus ignoré par la direction du parti dans les montagnes de Qandil, malgré le poids que celle-ci conserve sur les orientations du mouvement. Un des défis de la jeunesse kurde qui entend maintenant faire entendre sa voix sera de contribuer à construire une opposition capable de résister à une répression de plus en plus dure de la part d'un état qui agit au Kurdistan à la manière d'une puissance coloniale.




1Parti démocratique des peuples, fondé le 27/10/2013, regroupant 7 partis politiques. Ses deux co-dirigeants, Figen Yuksekdag et Selahattin Demirtas, sont aujourd'hui emprisonnés.

2Parti de la justice et du développement, fondé par R. T. Erdogan en 2001

3Parti des travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978. Son leader, A. Öcalan, est emprisonné en isolement sur l'île d'Imrali depuis 1999. Depuis 2005, ce mouvement a pour ligne politique le confédéralisme démocratique.

4Ils seront ensuite incarcérés fin octobre 2016

5Kanun Hükmünde Kararname

6DTK : Demokratik Toplum Kongresi, congrès pour une société démocratique.

7Par mouvement kurde nous entendrons ici les organisations se réclamant du confédéralisme démocratique. Leur popularité ne doit pas faire oublier qu'elles ne sont pas soutenues par toute la population kurde, dont une partie, par conservatisme ou intérêt, reste proche du régime turc.

8Parti démocratique des régions, composante kurde principale du HDP

9http://fr.hdpeurope.com/?p=2531

10 Ismet Inonu a servi comme colonel durant la période ottomane, puis comme général et ancien chef de la défense durant la période de la République; après la proclamation de la république, il fut le premier 1er ministre et second président de la Turquie.

11http://www.sanoyabajeryaamede.com

12Jin Haber Ajans, agence de presse composée uniquement de femmes

13https://gazetesujin.com/en/

14Identité non figée qui mériterait une étude approfondie sur la manière dont elle se construit

15 Du fait d'une discrétion nécessaire à son fonctionnement, les rouages internes du mouvement kurde ne sont pas faciles à étudier ; nombres d'écrits actuels, universitaires ou journalistiques, l'analysent encore via des schémas qui ne sont plus valides et ne prennent pas toujours en compte sérieusement le nouveau paradigme du mouvement.